L'esprit de
la forêt: le Grand Tétras ou Grand Coq de Bruyère
Texte et reportage photographique Franck Renard
(anciennement, il était le coq de nos Ardennes, le faisan n'existait pas).
La voiture s’est définitivement arrêtée dans une ornière plus forte qu’elle. Il
ne me reste plus qu’à terminer la montée de la colline à pied. Le dégel est bien
perceptible maintenant, en ce premier jour de mai. L’épaisse couche de neige
fond à vue d’oeil. J’avance péniblement, je m’enfonce profondément à chaque pas,
mais j’ai un moral inébranlable. Je suis au beau milieu de la taïga et, si tout
se passe bien, dans quelques heures, je serai le témoin privilégié d’une
rencontre exceptionnelle. En ce doux soir de printemps, je monte la tente au
coeur de la forêt boréale, à quelques centaines de mètres à peine de la
frontière russe. Il semble qu’ici le mot «sauvage» a encore un sens. C’est en
tout cas ce que m’inspirent les traces d’Ours bien fraîches qui serpentent entre
les vieux pins.
Les repérages préalables, réalisés plus tôt dans la saison, permettent d’être
presque catégorique: c’est ici que ça va se passer! C’est ce que j’espère en
déroulant mon sac de couchage et en me préparant à
passer la nuit au beau milieu de nulle part…
C’est en effet dans ce genre d’endroit, qui ne se distingue des autres que par
quelques détails, que le fantôme, l’esprit de la forêt, le Grand Tétras, vient
chaque matin exécuter sa parade amoureuse. Un espace vaguement ouvert, une
petite clairière toute proche, une légère pente bien exposée… Ce sont ces petits
éléments qui ont, sans doute, déterminé l’oiseau à choisir cet endroit en
particulier. Peut-être ne sera-t-il pas seul?
Et, si j’ai de la chance, les poules feront peut-être un passage. A moins que le
temps ne se couvre et que l’oiseau ne chante pas ou ne soit pas visible de
l’affût!
Toutes ces questions me traversent l’esprit et sèment un certain doute. Comme
pour me redonner espoir, un fort bruit d’ailes se fait entendre non loin de ma
cache. Pas de doute, un gros oiseau vient de se poser dans un arbre. Je ne le
vois pas. Il est 22h15. Le ciel s’est assombri, même si la nuit reste claire en
cette saison et à cette latitude.
«Teudup teudup teudup…». le Grand Tétras entame les premières notes de son
«chant». Il s’installe pour la nuit, en sécurité sur une grosse branche de pin,
non loin de l’arène. Il surveille, il épie, il écoute. Il ne faut plus bouger,
il ne faut plus respirer… Il faut juste écouter et se laisser envahir par cet
instant magique.
2h15. Nouveau fracas d’ailes, vers le sol cette fois. Ça y est, le maître est
descendu sur la scène. Cette fois, les phrases de son chant sont complètes,
quasi intranscriptibles tant les notes et effets de voix sont complexes. Il fait
trop sombre, je ne le vois pas. Mais ce chant ne porte pas très loin; il ne doit
donc pas être à plus d’une trentaine de mètres.
Par un effet de contrariété quasi permanent avec cet oiseau mystique autant que
mythique, il y a toujours quelque chose qui empêche une observation correcte. Un
arbre, forcément nous sommes en forêt, une légère dépression; il est toujours un
peu trop bas, un peu trop à gauche ou à droite, un peu trop caché.
Je le devine plus que ne le vois, son ombre, sa masse noire, sont toutefois
perceptibles dans la nuit faiblissant. Mais l’émotion, elle, est bien présente.
Je sais le moment exceptionnel, le temps s’arrête ce matin sur un fantasme de
photographe.
Le Grand Tétras est un oiseau rare, méfiant, farouche, qui ne se laisse pas
facilement surprendre.
Il faut ruser, s’intégrer, se faire accepter peut-être, rester humble sûrement.
Peu à peu, la lumière monte et c’est le moment que choisi l’oiseau pour
descendre quelque peu dans la pente. C’est fini, je ne le vois plus. C’est à
peine si je l’entends. Une fois de plus, c’est la frustration qui succède à
l’enthousiasme.
Cette fois encore tout va-t-il s’arrêter comme ça, si tôt?
La Grive mauvis entame sa ritournelle matinale. C’est à peine si je peux encore
entendre, le coq «cisailler». Je suis défait. A la fois heureux d’être ici, à ce
moment précis, et de vivre tout de même un matin de privilégié. Mais aussi
terriblement déconfit, en tant que photographe, de n’avoir pas encore pu
appuyer sur le déclencheur.
Presque une heure s’est écoulée; je me suis assoupi. Et j’ai alors l’impression
de rêver, d’entendre à nouveau les bruits de bouchon et les grognements de
cochon dans ma semi-torpeur. Mais non, je ne rêve pas! Il est là! Oui, là,
devant l’affût, à moins de quinze mètres, éclairé par le soleil levant. La queue
dressée, étalée. Le gros bec blanc pointé vers le ciel, il est dans toute sa
splendeur.
Du calme! Reprendre mes esprits, mais agir vite. Je sais l’instant fugace,
probablement très bref. L’oiseau entame d’ailleurs déjà un revirement, il
pivote, avance et va bientôt passer derrière…un arbre!
Le voilà qui s’éloigne. D’un pas rapide, en ligne droite, il se dirige vers une
petite clairière. Un autre coq y parade. Les deux gros noirs se toisent, se
provoquent, s’observent, mais se séparent avant l’affrontement.
Le maître de la place revient lentement dans ma direction, très lentement. Mais
déjà l’ardeur s’estompe. L’oiseau picore de-ci delà. Il ne fait plus la roue, il
ne parade plus. Le calme est revenu, le soleil est déjà bien haut, il n’est
pourtant que 7h30.
Les poules ne viendront pas cette fois; il est sans doute encore un peu tôt dans
la saison.
Mais les bons jours sont proches. Elles rendront alors des visites fréquentes à
ces grands seigneurs, espérant recevoir leurs faveurs à l’occasion de très brefs
ébats. Leur livrée brun moucheté leur offrira un
camouflage parfait pour installer leur couvée au plus profond de la taïga.
Le printemps sera alors bien avancé, les mâles ne se préoccuperont pas le moins
du monde de leur progéniture. De même qu’ils ne fréquenteront plus l’arène avant
le printemps prochain. Un nouveau printemps, une nouvelle occasion de faire des
images…
Le Grand Tétras en Belgique
Le Grand Tétras a hanté les profondes forêts ardennaises, probablement
jusqu’au début du XIXième siècle. Les dernières mentions datant des années
1890-1895. Des tentatives de réintroductions auraient eu lieu au début du XXième
siècle, mais sans résultats durables. L’oiseau est profondément attaché à un
habitat forestier naturel, paisible et sauvage. L’état actuel des forêts
wallonnes et l’intensité des activités humaines en tous genres ne laissent aucun
espoir de réapparition à cette espèce menacée également en France et en Suisse
et pour l’instant encore relativement abondante en Scandinavie et dans le nord
de l’Europe.
Quelques détails techniques :
La venue du Grand Tétras sur l’arène dès le soir, rend nécessaire
l’installation très précoce du photographe sur le site. Il sera nécessaire de
passer la nuit sans quitter l’affût et dans le plus grand silence. Sac de
couchage et précautions hygiéniques sont indispensables. Dans le même ordre
d’idée, il faut penser à tout ce qui peut faire du bruit, un vêtement, un
emballage de casse croûte, il faut être très vigilant.
L’activité peu démarrer très tôt et s’arrêter aussi rapidement. Il peut être
nécessaire de travailler à de très hautes sensibilités pour assurer les premiers
documents: 1600 voire 3200 ISO. Si ce n’est pas le top pour une qualité
optimale, cela peut toutefois être préférable à ne rien ramener du tout comme
document! Comme décrit plus haut, le Grand Tétras est l’oiseau «frustrant» par
excellence pour un photographe. Chaque opportunité de faire une image doit être
exploitée au mieux. Il n’est pas sûr du tout qu’une seconde chance se présentera
dans la matinée. Le Grand Tétras est un oiseau particulièrement méfiant
qui s’aborde avec le plus grand respect. Ses populations sont également très
fragilisées dans certaines régions. Il est dès lors hautement recommandé
d’éviter de le rechercher dans ces zones de précarité de population (Vosges et
Jura notamment). Les effectifs scandinaves sont heureusement plus florissants
et son observation, si elle n’y est pas forcément plus facile, y est en tout cas
moins sujette à caution.
(www.protectiondesoiseaux.be)
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